Interview 200000 fantômes

 

D’où est venue l’idée du film ?

Il y a quelques années, dans un magasin de livres d’occasion, j'ai acheté, parmi d'autres livres autour de la seconde guerre mondiale, un livre de témoignage d'un hibakusha (survivant) d'Hiroshima. Ce livre m'a bouleversé.

Grâce à lui, j'ai pris conscience de ce qu'il s'était réellement passé à Hiroshima, et qui est très loin de la vague idée que j'en avais eu en cours d'histoire au lycée. Il ne s'agit plus de savoir qu'il y a eu 100 ou 200000 morts ou que la bombe marque la fin de la guerre au Japon et de la guerre mondiale. Ce que cette bombe a réellement produit, la mort douloureuse et fulgurante, de milliers d'êtres humains ; les souffrances indescriptibles de milliers d'autres, mourrant en quelques heures, quelques jours, quelques semaines, quelques mois ou quelques années ; l'état de maladie latente de ceux qui ont survécu, l'ostracisme qu'ils ont subit et notre manque de respect à leur égard. Hiroshima est la deuxième grande césure historique (avec les camps d'extermination) du XXe siècle, à ceci prêt que peu se sont rendu compte de ce statut de césure de cet événement historique.

 

Pourquoi n’avoir pris que des images fixes pour ce film ?

Lorsque la bombe a explosé, des milliers ont disparu complètement, sans même laisser un cadavre sur lequel pleurer. Cependant certains d'entre eux ont laissé des traces. Des traces photographiques. Lorsqu'un humain était contre un mur, le mur autour d'elle ou de lui a cramé, est devenu noir. Mais cette personne, qui elle a disparue, a fait "écran" et derrière elle le mur est resté blanc. Son empreinte est restée, "négative". Ce phénomène est proche de la photographie.

 

Comment avez-vous recueilli toutes ces images et combien de temps cela a-t-il mis ? Pouvez-vous nous citer quelques sources d’images ?

Les images proviennent des différents fonds d'archives de la ville d'Hiroshima. Certains de ces fonds sont des collections autour du bombardement, d'autres sont liés à la mémoire de la ville en général. Quelques photographies nous ont été données par les photographes (ou leurs familles). J'ai travaillé directement à Hiroshima avec une assistante japonaise sans qui il aurait été impossible de trouver ces d'images.

 

Quelle serait votre définition du terme « archive » ?

Est archive toutes images qui a été produite (diffusée ou non). La question de l'ancienneté ne joue pas (le journal télévisé de ce midi est déjà archive au même titre qu'une photographie du début du siècle)

 

Dans 200 000 fantômes, peut-on encore parler d’archives ou bien de composantes de montage dédiées à une « archive supérieure » qui serait le film ?

Oui, nous pouvons parler d'archives, même s'il est vrai que certaines de ces photographies, les plus contemporaines, possèdent un pouvoir mémoriel, ou un intérêt historique, moindre que celles d'avant les années 60 par exemple. Ces photos, en étant insérées dans le film, nous racontent quelque chose de la mémoire de cette ville qu'elles ne disent pas lorsqu'on les voit indépendamment du film.

 

La technique de montage est très marquante. Y avait-il un logiciel particulier qui vous a donné l’idée de ce montage ? D’où vient l’idée de faire « graviter » les images de cette manière ?

La volonté de « tourner » autour de ce bâtiment était présente dès le début du projet, c'est à dire avant de récolter les images et de savoir avec assurance qu'il était possible de réaliser un tel film. Par contre, la manière dont les images apparaissent, chacune à une place différente et d'une taille différente vient d'une « contrainte » que je n'avais pas envisagée (toute contrainte peut devenir une qualité dès lors qu'on la « dompte », que l'on n’essaie pas de la forcer). Je voulais que le Dôme soit toujours au centre de l'image, mais je n'avais pensé que sur les photographies que j'allais trouver, ce dôme n'était pas forcement au centre de celles-ci. Si je voulais que dans le film soit toujours centré, il fallait que les photos ne le soient pas.

 

Vous parleriez de « superposition » des images ? D’« accumulation » ?

Oui

 

La dimension architecturale du film se lit dans le bâtiment et les infrastructures environnantes, mais aussi dans ce principe de stratification. J’ai lu, je crois, que vous aviez qualifié le film de « mémorial visuel ». Pouvez-vous développer ce point ?

Le film, en accumulant autant de photographies chronologiquement, rend visible effectivement une histoire architecturale et urbanistique de ce lieu très particulier. Ici cependant, il ne s'agit pas uniquement de voir une ville se bâtir, mais plutôt de voir une ville se reconstruire sur les cendres de la ville précédente. Le dôme fait lien et relie ces deux villes "différentes" voire antagonistes. Par lui, cette reconstruction devient métaphorique des enjeux mémoriels du bombardement. La ville moderne est à la fois effacement de la désolation, oubli, mais aussi porteuse d'un espoir, symbole de la vie revenue.

Par contre quand je parle de « mémorial », il ne s'agit pas exactement de mémorial visuel. Le visuel est mon outil, pas le but recherché. De plus, la question d'un « mémorial » est uniquement personnelle. Il ne s'agit pas de faire un film qui serait un mémorial au même titre qu'une sculpture dans le parc d'Hiroshima, devant laquelle on se souvient et on rend hommage aux morts. Ce mémorial n'est que le mien. Ce film est l'endroit où moi-même je rends hommage aux victimes de ce bombardement, aux morts dont j'ai lu les témoignages, un endroit qui m'a permit de faire le deuil de cette souffrance à laquelle je me suis confronté. Mais je ne veux imposer à aucun spectateur ce film comme mémorial et imposer alors à ces spectateurs un devoir de mémoire.

 

Par rapport à d’autres de vos films (Undo, Eût-elle été coupable ou Under Twilight) qui traitent aussi de la destruction et de catastrophes, 200 000 fantômes fait face à un vide de représentation : celui le l’explosion nucléaire. Comme avez-vous pensé cet éclair blanc qui provoque comme une ellipse ?

Je pense que ce flash blanc était l'unique solution. Déjà parce que les survivants racontent tous ce flash de lumière (ressenti même lorsque ceux qui en témoignent étaient dans des lieux fermés, la lumière de la bombe a tout traversé, même les murs). Ensuite car il n'y a pas d'"images" de cette explosion.

 

Comment trouve-t-on (ou invente-on) le son de l’explosion d’Hiroshima ?

Là encore, les témoignages indiquent toujours la même chose. D'abord le silence de l'explosion elle-même qui a comme « aspiré » les sons. Puis la fureur de la déflagration, du vent résultant de l'explosion, de la destruction, des incendies…

 

Pour penser cette catastrophe, vous créer comme un petit rituel visuel : sept images isolées, puis un début de superpositions / le blanc de l’explosion / puis  de nouveau sept images puis début des superpositions. Pouvez-vous nous parler de ce procédé ?

Les photographies isolées de l'avant puis de l'après explosion non pas le même statut. Les premières, qui sont des fragments d'une seule et même photographie : la première existante du dôme lors de sa construction, montrent les hommes qui bâtissent le dôme. Avant la ville, et avant les bâtiments, il y a les êtres humains, ceux qui vont disparaître. La deuxième série me permettait de donner un moment de calme avant de recommencer le montage, de montrer l'autour du dôme et sa destruction. Que les deux séries soient comme parallèles, relève plus de mise en scène, de technique, que d'autres choses, à ceci prêt que ce type de techniques peut créer du lien, du sens et du poétique.

 

Vos films utilisent le ralenti, le retour en arrière, la superposition… des effets qui demandent au spectateur de faire jouer sa mémoire, ses reflexes de perceptions. Pouvez-vous nous parlez de cette intérêt pour la déformation de l’image, le travail sur sa matière ?

Ce qui m'intéresse lorsque je fais un film, c'est de réussir à exprimer des questions, et non d'affirmer des réponses. En donnant à voir des archives de manières différentes, grâce aux effets de montages, je peux pointer dans ces images ce qui me pose problème. Ainsi, il ne s'agit plus de donner à voir des images que le spectateur pourrait déjà connaître ou découvrir, mais de les donner à voir comme moi je le vois et de faire surgir ce qui peut m'apparaître problématique dans ces images. C'est dans le décalage entre ce qu'on attend « naturellement » ou « habituellement » d'une image, ici d'une archive, et comment cette image est finalement montrée que s'opèrent les possibilités de questionnements, de mises en crise, de métaphorisation de ces images.

 

La musique : elle est capitale. Est-ce que vous connaissiez Current 93 avant le film ? (C’est un groupe à l’origine « industriel » ce qui pourrait correspondre à vos affinités avec les mécaniques de destruction…)

Lorsque j'ai réalisé ce film, j'appréciais déjà beaucoup ce morceau, et le disque dont il est issu, de Current 93. C'est à Hiroshima, elle le réécoutant par hasard, qu'il y a eu comme une évidence entre ce que racontait ce morceau et l'histoire de cette ville. Cette chanson parle de destruction, de mort, mais aussi de rédemption (dans un sens non catholique ou religieux), du souvenir et de la mémoire. De plus, la boucle au piano, tout le long du morceau, résonnait avec ma volonté de tourner sans fin autour de ce bâtiment.

Je pense que la classification de Current 93 en musique industrielle est un contre-sens. On le trouve parfois aussi classé en musique gothique, ce qui peut mieux se comprendre car les thèmes de ses chansons sont assez noirs et mystiques.

 

La voix déclame une litanie, avec un propos presque religieux. Comment la musique et l’image se sont-t-elles articulées ? Comment avez-vous décidé d’accélérer les images et à quels moments ?

Il n'y a pas de liens précis entre musique et images. Les deux se rassemblent par les boucles sur lesquels le morceau et le film sont construits. Mais comme effectivement, le rythme du montage ne fait que s'accélérer le long du film, il ne peut y avoir de « précision » entre le montage et la musique. Cependant, cela ne nuit pas à l'adéquation que l'on ressent entre les deux.

L'accélération progressive des images relève à la fois de la contrainte et de la volonté. Le nombre de photographies auxquelles j'avais accès par période était évidemment croissant ; j'avais moins de photos des années 30 que des années 40 que des années 50 etc. jusqu'aux années 2000. De plus, je voulais que le passage du passé au contemporain se ressente aussi par le rythme. Non pas pour raconter une certaine frénésie de la vie contemporaine mais plutôt comme métaphore de la vie. La vie semble plus rapide que le passé que l'on ressent comme fragments, comme figé, arrêté…

 

La chanson est très répétitive. Elle me fait penser à John Cale ou Brian Eno, mais aussi aux mélodies soumises à des boucles de réinjection de Steve Reich ou La Monte Young. Est-ce que certains de ces artistes vous ont influencé (dans le montage, le traitement du son) ? Si oui pouvez-vous plus nous parler de votre vision de leur travail ?

Je connais et j'ai écouté ces artistes. Reich est mon favori parmi ceux qui sont cités. Mais cependant, ils ne sont pas une source d'inspiration ni pour la musique qu'ils ont produite ni pour leurs théories musicales. Je reste plus inspiré par le rock, et notamment le post rock contemporain comme Godspeed You Black Emperor, Mogwai ou Mono. Probablement car ces groupe travaillent une musique énergique (rock) mais aussi « classique » dans ces structures. Je crois faire des films qui ne sont pas abstraits, cycliques, déstructurés, mais au contraire linéaires, qui racontent des histoires. Ces groupes, malgré leur l'abstraction, fabriquent des musiques politiques, empreintes de contestation, de rage, d'énergie. Ce qui évidemment est pour moi une qualité.

 

Le film est dans un corpus documentaire. Est-ce normal pour vous ? Comment le qualifieriez-vous ?

Je répondrais que ce film est évidemment un documentaire. C'est aussi un film d'animation parce qu'il est réalisé sur une technique d'animation, mais c'est avant tout un documentaire. Il est évident qu'aujourd'hui le documentaire est tellement mauvais, globalement, que l'on a presque oublié que le documentaire n'était pas uniquement ce que l'on en voit majoritairement et qui est très empreint d'une esthétique télévisuelle. Moi je revendique un documentaire de recherche dont le précurseur est Dziga Vertov et que Vigo, Resnais, Marker, Alvarez, et bien d'autres, ont continué d'explorer.

 

A la fin du film, les images s’arrêtent sur une vision nocturne avec des bruits d’eau. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

L'eau est un élément très important dans cet endroit car une rivière (une des sept branches de la rivière Ota qui traversent la ville) passe devant le Dôme. Des milliers de personnes y sont mortes durant les heures qui ont suivit le bombardement (ils s'y étaient réfugiés pour calmer leur brûlures mais y sont morts noyés quand la marée est remontée).

Chaque année, le jour anniversaire du bombardement, les habitants de la ville se réunissent au bord de cette rivière pour une cérémonie de commémoration. Il s'agit que chacun mette à l'eau une lanterne. Ces lanternes, glissant le long de la rivière vers la mer, symbolisent les âmes des morts qui partent. C'est une cérémonie de deuil habituelle dans la tradition japonaise mais qui prend une signification et une force particulière à Hiroshima. Je voulais finir le film par cette cérémonie car elle est métaphorique de l'endroit où nous nous retrouvons, nous les vivants, dans cette histoire, celui du souvenir et de la mémoire. La dernière photographie, montrant une famille dînant devant le dôme dans les années 30, représente ceux avec qui nous faisons lien lorsque nous nous souvenons : les morts.

 

Je me pose une dernière question : Lorsque vous avez recueilli les images, est-ce que vous avez scénarisé leur mise en relation, comme pour créer des séquences internes au film (avec une thématique visuelle, un motif décliné sur une série) ?

Les images s'enchaînent selon deux lignes de contraintes : la chronologie et le déplacement dans l'espace autour du dôme. Cependant, en ce qui concerne la chronologie, je n'ai pu travailler que par « blocs ». Chacun de ces blocs comprend quelques mois ou quelques années entre deux évènements urbanistiques notables (comme la construction du musée, le déplacement du quartier pauvre devant le Dôme, la construction de chacun des bâtiments aux alentours, etc...). Seuls ces modifications du paysage m'ont permis de dater grosso modo les photos que j'ai récupérées. Dans chaque bloc, j'avais la liberté de choisir l'ordre d'apparition des différentes photos. Ainsi, lorsque cela était possible, j'ai effectivement monté des séries qui me permettaient de « pointer » des évènements précis, même si certains peuvent apparaître abstraits à un public occidental. Parmi ces séries : les premières commémorations et manifestations, les cerisiers en fleurs, la reconstruction du cénotaphe, les lanternes... D'autres enchaînements m'ont aussi permis, parfois, de rendre directement visible les changements autour du Dôme, comme la construction de certains bâtiments ou la reconstruction des ponts sur la rivière Ota.

 

Court de cinéma
2010